Le Traité de l’Elysée et la construction européenne
[1] Depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, le « Traité entre la République française et la République fédérale d’Allemagne sur la coopération franco-allemande », dit « Traité de l’Elysée », est peut-être le document diplomatique le plus important existant entre la France et l’Allemagne. En fait, ce document s’insère dans une très longue série d’autres conventions, accords, arrangements etc. entre les deux états. Une recherche portant sur « traité France Allemagne » entre le 1er janvier 1946 et le 11 février 2013 dans la base de traités de « France diplomatie »[1] donne 233 résultats dont un certain nombre d’accords ou conventions multilatéraux au niveau européen et international incluant les deux pays. Beaucoup de ces documents concernent les régimes frontaliers, le Rhin, la Sarre, mais aussi l’esclavage, l’éducation, l’état civil des personnes, les impôts, la coproduction cinématographique, règlements après les déportations de la Deuxième guerre mondiale, d’autres questions et problèmes suite à la guerre de 1939-1945, le commerce, l’industrie, la propriété d’Allemands en France, et de Français en Allemagne, des questions suite au Traité de l’Atlantique Nord concernant les deux pays, le nucléaire, et ainsi de suite.
[2] Une deuxième recherche consacrée uniquement aux traités etc. entre les deux états étant « en vigueur » donne 66 résultats (dont 4 datant de l’entre-deux-guerres, toujours en vigueur). Un premier constat est celui que chaque décade a connu des accords, conventions etc. : si on laisse de côté les années 1940 on peut répertorier 22 documents pour les années 1950, 16 pour les années soixante, 1 pour les années soixante-dix, 12 pour les années quatre-vingts, 1 pour les années quatre-vingt-dix, 8 pour les années deux mille, et un pour 2011. Il s’agit uniquement des documents qui sont toujours en vigueur. Dans la période allant de 2000 à 2012, et dans une perspective comparative, 117 traités, conventions etc. ont été conclus entre la France et d’autres pays européens, dont Monaco, le Saint-Siège, Andorre, Gibraltar et d’autres. Exception faite du Traité de l’Elysée, tous ces documents diplomatiques se ressemblent au niveau des thèmes abordés et réglés. Autrement dit, ils reflètent un quotidien diplomatique européen assez vivace dans lequel les relations franco-allemandes s’insèrent facilement sans produire des éléments de distinction significatifs. Ajoutons que la plupart de ces documents ne traitent que de questions d’une moindre importance parce que l’essentiel est réglé par le traité de L’UE et par le droit européen commun – sauf par exemple les questions de sécurité sociale, ou le régime commun du Rhin, là où il constitue la frontière commune à la France et à l’Allemagne.
[3] C’est d’autant plus ostensible, par contre, que le Traité de l’Elysée fait cavalier seul. Il est unique dans le paysage diplomatique européen de l’après-guerre. Donc, ce traité fait l’objet d’une recherche très riche surtout du côté des sciences politiques et de l’histoire.[2]
[4] Les raisons qui ont conduit à ce traité singulier sont connues : Depuis la guerre de 1870/71, les relations entre la France et l’Allemagne restaient tendues et l’héritage historique de la confrontation entre les Valois et Bourbons d’un côté, et les Habsbourg en tant qu’Empereurs représentant le Saint-Empire germanique, de l’autre, se prêtait à toute instrumentalisation nationaliste et renforçait une méfiance et même inimitié sous-jacentes. Dans cette perspective, le traité de coopération entre les deux pays terminerait, en se pliant à la raison, l’histoire d’une relation jusque-là très peu avantageuse aux deux pays et à l’Europe, une relation dite d’« ennemis héréditaires ».
[5] Il est cependant vrai que le dictum des « ennemis héréditaires » n’est pas vraiment approprié à caractériser l’essentiel des relations franco-allemandes dans l’histoire. Dans le christianisme, cette notion désigne Satan, le diable. Le nom d’ennemi héréditaire fut réservé, aux XVe et XVIe siècles, à l’Empire ottoman. C’était un usage politique et propagandiste d’une notion originairement religieuse, à l’encontre d’un ennemi fort et menaçant, et dont il semblait presque impossible de freiner l’expansion vers l’Europe centrale et vers l’Europe de l’Ouest. Le fait que plusieurs rois de France, à l’époque moderne, n’aient pas hésité à chercher la coopération politique et militaire avec l’Empire ottoman pour pouvoir exercer une pression supplémentaire sur l’Empereur habsbourgeois du Saint-Empire semble avoir encouragé les propagandistes des deux côtés à réutiliser la dénomination d’ennemi héréditaire quelque temps plus tard pour dénoncer soit la France, soit l’Allemagne, surtout depuis que l’Empire ottoman ne constituait plus une véritable menace après avoir essuyé plusieurs défaites consécutives à partir de 1683 et au cours du XVIIIe siècle dans les guerres avec la monarchie des Habsbourg.[3] Mais il ne faut pas confondre la propagande avec ce que pensent et sentent les gens. Il y a donc plusieurs raisons qui expliquent que et pourquoi la réalité des relations franco-allemandes ne s’est jamais conformée à l’image de l’ennemi héréditaire. Regardons un peu de plus près les relations franco-allemandes au cours des siècles :
[6] (1) Toute l’époque moderne se distingue par un jeu d’alliances entre la France et divers Etats-membre du Saint-Empire, à ne pas oublier le fameux renversement des alliances opéré entre les Bourbons et les Habsbourg au milieu du XVIIIe siècle. Sur le plan des relations dynastiques, ces deux grandes familles royales à vocation européenne s’étaient souvent mêlées par mariages, à l’époque moderne.
[7] (2) L’Europe française, c’est-à-dire l’impact du modèle de la civilisation française au XVIIe siècle tardif et tout au long du XVIIIe siècle sur l’Europe, se composait surtout de la France et des territoires allemands du Saint-Empire où l’on suivait assidument ce modèle. Cela inclut la Cour de Vienne et la noblesse autrichienne.
[8] (3) La Révolution française gagna la plupart de ceux de ses adhérents vivant en dehors du territoire français, dans l’Allemagne, qui se divisa par la suite entre – je raccourci – jacobins et contre-révolutionnaires. Cette division politique devrait caractériser l’Allemagne jusqu’à la fin de la Deuxième guerre mondiale – les « principes de 1789 » contre les « principes allemands » ou « de 1914 ». Sous Napoléon, bon nombre d’Etats allemands choisirent le parti de l’Empereur français, et ils y gagnèrent leur souveraineté et l’élévation au rang de royaume. Tous les citoyens allemands à tendance républicaine ou démocratique, tout au long du XIXe et du premier XXe siècle trouvaient leur modèle politique dans la France révolutionnaire. Cela laissa même des traces jusque dans les débats constitutionnels de la deuxième moitié des années 1940, quand des démocrates allemands évoquaient Montesquieu et le principe de la séparation des pouvoirs, contre les opinions politiques de leurs adversaires communistes…
[9] (4) Dans l’autre sens de direction géographique, et d’échange, le flux de transferts culturels de plusieurs régions allemandes dans la France de l’époque moderne et contemporaine, ne s’interrompit jamais. Sur le champ de la professionnalisation de l’administration publique et du système éducatif correspondant, de la philosophie (avec Kant, Hegel, Marx, Heidegger et d’autres), de la musique, et, partiellement, de l’organisation et de la technologie militaire, il existait un modèle allemand qui fut importé et modifié en France.
[10] (5) Bref : les soi-disant « ennemis héréditaires » opéraient continuellement, depuis des siècles, des transferts multiples et variés en très grand nombre, sans que cela eût empêché les nombreuses confrontations guerrières. Même après 1870/71, l’Europe fonctionnait avec, et non pas malgré, la France de la Troisième République et l’Allemagne de Bismarck et de Guillaume II. S’il est juste de parler d’un ancien régime des relations franco-allemandes, celui-ci fut terminé par la Première guerre mondiale (pas par la guerre de 1870/71), bien que les deux états eussent été capables de se rapprocher de nouveau dans les années 1920.
[11] (6) Au niveau de la population on doit douter qu’elle ait incorporé la propagande nationaliste à part entière. Beaucoup de documents personnels nous informent du respect et quelquefois même de l’admiration que des Français et des Allemands « ordinaires » éprouvaient l’un pour l’autre. Mener la guerre ne signifiait pas automatiquement se haïr. Cela se voit d’une manière impressionnante après 1945 au niveau des particuliers et de la société civile.[4] (Création d’associations franco-allemandes et germano-françaises ; adoucissement rapide du traitement des prisonniers de guerre allemands soumis au travail obligatoire en France, contacts et échanges religieuses etc.).
[12] (7) Il n’est certes pas nécessaire de faire encore plus le détail de l’historique des relations franco-allemandes. L’histoire de ces relations est peut-être spéciale ou singulière, mais cela, dirais-je, caractérise toutes les relations bilatérales d’Etats voisins en Europe. On peut même formuler des doutes en ce qui concerne la question de la nature de ces relations à l’époque de l’Allemagne nazie. Comme il y avait deux Allemagnes – l’Allemagne nazie, mais aussi l’Allemagne non-nazie, même résistante dont les représentants se trouvaient dans les geôles et camps de concentration du régime, ou exilés, ou cachés dans le silence, ou mis à mort, il y avait deux France : l’Etat Français du maréchal Pétain et la collaboration, d’un côté, et une France résistante, ou luttant à l’exile, de l’autre. C’est, bien sûr, une vision un peu schématique mais juste en ce qui concerne le fonds. Autrement dit, après la guerre, il y avait de quoi pour recommencer avec des relations constructives, au niveau du personnel politique autant qu’au niveau de l’histoire et de la culture. La plupart des acteurs démocrates de l’après-guerre partageait la profonde conviction qu’il existait une civilisation européenne commune qui leur servait de base pour construire la paix. Cette civilisation s’élèverait sur des valeurs communes dont la validité avait été mise en question et gravement endommagée par les divers régimes dictatoriaux et meurtriers mais qu’il fallait et qu’il était possible de rétablir et de remettre en vigueur.
[13] Dans tout cela, était-il besoin d’un « Traité de l’Elysée » ? L’intégration européenne ou la construction européenne avaient-elles, elles, besoin de ce traité ? On est tenté de répondre avec un non. Le traité intervient à un moment où l’essentiel semble mis en place : existe et fonctionne la CECA ; existe et fonctionne la CEE ; existe et fonctionne EURATOM ; existe l’OTAN, et d’autres organisations européennes ou internationales. Tout cela a été construit avant le traité, et sans un traité de la nature du Traité de l’Elysée, tout cela a été construit avec la France et l’Allemagne. Il se montre là une force historique et propre à l’Europe, c’est d’être capable d’établir ou de rétablir un ordre commun qui empêche le tout de s’éclater dans des confrontations interminables. Il y a malgré le grand nombre de guerres qui se sont déroulées ces cinq derniers siècles en Europe un savoir faire l’ordre de l’après-guerre de façon que les gens se respectent et se parlent ensuite. Les raisons et le contenu de ce savoir faire sont les suivantes :
[14] (1) Sur le plan de l’idéal, l’Europe suivit le paradigme de l’unité depuis le Moyen Âge. Les modèles concrets d’unité variaient selon leurs chances de succès. Le modèle d’une unité bien organisée fut établi par l’église catholique mais ce modèle succomba aux divisions existantes au sein du christianisme. Néanmoins ce modèle dont le nom propre était celui de « corps mystique » fut repris par l’Empereur du Saint-Empire prétendant à la monarchie universelle de l’Europe, mais aussi par les autres monarchies de l’Europe comme la France, l’Espagne, l’Angleterre sous le nom de « corps mystique politique ». L’idée du corps permettait de concilier unité et pluralité.
[15] (2) Au XVIe siècle, l’Europe fut perçue comme « République chrétienne » dont les différentes monarchies ou états correspondaient aux membres du corps. La notion de « République chrétienne » se retrouve régulièrement dans des préambules de divers traités, et l’idée pour une « Sainte Alliance » lancée par le tsar russe au congrès de Vienne en 1814/1815 ne faisait que modifier la notion de « République chrétienne ». Dans l’ombre de la réconciliation, traditionnelle à l’époque moderne, de deux concepts apparemment contradictoire – unité et pluralité – évoluait un système politique connu sous le nom fameux de « balance of power ». Le mot anglais s’explique par le fait qu’il ait été utilisé dans cette langue par les Anglais au cours des négociations pour la paix d’Utrecht conclue en 1713. Depuis la Paix de Westphalie conclue en 1648, suivie par la paix franco-espagnole en 1659 qui terminaient, les deux, définitivement l’ère de la guerre des trente ans, les traités de paix multilatéraux se multipliaient. Ils contribuaient à la substance normative du droit public européen (ius publicum europaeum).
[16] (3) Certes, les guerres de l’époque révolutionnaire et napoléonienne perturbaient cette construction lente d’un système politique soutenu par le droit public européen, mais sous la restauration, à partir de 1815, les pouvoirs inclinaient à renouer avec cet acquis historique. L’essor de l’Etat-nation partout en Europe, au cours du XIXe siècle perturbait, encore, cette évolution. Le système de traités multilatéraux fut substitué par un système de plusieurs centaines de traités bi- ou trilatéraux en toutes matières. L’Europe de la fin du XIXe siècle ne fonctionnait pas si mal. Le projet pour les « Etats-Unis de l’Europe » avait son public. Cela promettait devenir un nouveau modèle, adapté aux temps, pour l’unité de l’Europe tout en tenant compte de sa diversité nationale. L’idée directrice restait la fraternité entre les nations.
[17] (4) Ces procès de formation de systèmes politiques conciliant unité et pluralité n’étaient pas purement politique et juridique. Michel Foucault avait souligné le rôle que jouait la globalisation de l’économie surtout à partir du XVIIIe siècle dans la formation d’un système politique. La coopération entre états promettait à tous un bénéfice, plus grand que le cloisonnement cher aux mercantilistes. Ce bénéfice, c’était l’augmentation de la production économique, l’augmentation de richesses de toutes sortes, finalement, il s’agissait d’organiser la croissance. C’était un renversement du paradigme de la précarité par le paradigme de la croissance. Tout au long du Moyen Âge et de l’époque moderne, la société d’ordre et l’état monarchique-féodal furent régis par cette obsession que signifiait la précarité : selon cette théorie la masse des richesses que produisait la terre par an à distribuer entre les hommes était limité et ne pouvait pas croître dans une mesure importante. L’état qui arriverait à se tailler un plus grand morceau du gâteau qu’auparavant priverait un autre état de sa part accoutumée et augmenterait ainsi la précarité chez l’Autre. L’avantage de l’un semblait tourner automatiquement au désavantage de l’autre.
[18] Les Lumières rendaient possible une nouvelle conception de la croissance économique. Il s’agissait bien de profiter de la croissance. Si l’Un augmentait la richesse, cela ne voulait plus signifier un désavantage pour l’Autre. Tous pouvaient et devaient profiter de la croissance. En pratique, cela rendait nécessaire la liberté du commerce, une certaine sécurité juridique, une certaine stabilité politique internationale. Selon Foucault, c’était cela, le nouvel esprit des relations internationales en Europe et dans l’Europe colonisatrice dans le monde entier.
[19] (5) L’Europe ne sortira plus de cette logique. Ce n’est pas sans raisons historiques que la construction européenne commença, vers 1950, avec un projet économique commun, la CECA. Ce projet se situe dans une certaine tradition de projets comparables qui furent esquissés, déjà, dans l’entre-deux-guerres, et qui, eux, étaient connus aux soi-disant pères de la construction européenne, comme c’est le cas avec Jean Monnet, l’instigateur de la CECA.
[20] La tradition ne peut pas, bien sûr, tout expliquer, mais elle représente une Europe qui est là depuis longtemps, qui a survécu à toutes les guerres, qui a survécu aux nationalismes et à l’impérialisme. Souvent, elle n’était pas plus qu’une idée, une image, une émotion, un idéal, mais pour la plupart du temps elle signifiait une civilisation commune, qui rendait possible et la pluralité, et l’unité, et qui était présente dans la conscience des gens. Même en 1945, face à 100 millions de morts ou plus, et à une Europe matériellement en ruine, personne ne voulait abandonner cette Europe – peut-être un peu mythique à cet instant. Ce n’était pas de la nostalgie, c’était de la politique.
[21] La construction européenne et son succès dépendaient de plusieurs facteurs qui s’ajoutent à l’expérience historique. C’était d’abord l’intérêt qu’apportaient les Etats-Unis à une unification de l’Europe. Cet intérêt se mua en pression, la guerre froide aidant. On sait que Charles de Gaulle et Konrad Adenauer n’étaient pas à tout moment convaincus du vouloir américain mais, à un certain degré, nous le savons mieux aujourd’hui après de nouveaux travaux de recherche sur l’engagement américain en faveur de ce que d’abord les Américains appelaient l’ « intégration européenne ». Les Etats-Unis avaient besoin d’une Europe politiquement, économiquement et militairement pas trop faible pour ne pas dire forte, pour pouvoir confronter l’Union soviétique depuis que les tensions s’étaient durcies au degré qu’on parlait de guerre froide. Par conséquent l’Allemagne de l’Ouest devait être rétablie et intégrée au système de l’Ouest.
[22] Comme le Traité de l’Elysée est largement l’œuvre des deux hommes d’état Charles de Gaulle et de Konrad Adenauer, on sait assez bien les raisons qui ont conduit les deux à s’entendre. Surtout de Gaulle n’était guère convaincu de la fiabilité et stabilité des convictions politiques de la Grande Bretagne et des Etats-Unis. Il craignait que les deux pouvoirs pourraient être tentés de se montrer moins ferme à l’encontre de l’Union soviétique au regard de la question allemande. Il avait besoin d’un partenaire pour garder l’indépendance de la France. L’OTAN ne fonctionnait pas d’une manière assez ronde, les divergences d’opinion au sein de l’OTAN ainsi que de la CEE ne pouvaient pas être niées. En plus, la tradition de conclure des traités bilatéraux n’avait pas déchu.
[23] La classe politique allemande était divisée en ce qui concerne la Grande Bretagne, les Etats-Unis et la France. La méfiance envers les deux pouvoirs anglo-saxons était quasiment inexistante, et l’on sait le fameux préambule que le parlement allemand ajouta en 1963 au Traité de l’Elysée. Mais il était également vrai qu’aucun autre état européen égalait l’importance qu’avait la France pour l’Allemagne, et l’Allemagne pour la France. Donc, une coopération étroite franco-allemande et germano-française ne semblait pas seulement raisonnable mais presque logique. Dès le début, cette coopération fut conçue à l’horizon de la construction européenne.
[24] Le discours officiel, en défense du traité, privilégiait l’idée de réconciliation et la volonté de mettre un terme à la proverbiale inimitié héréditaire. Les véritables raisons étaient plus profondes et plus complexes. Effectivement, la société civile en profitait des deux côtés du Rhin, et la création de l’OFAJ, suite au Traité de l’Elysée, devint assez vite un beau succès. Sur le plan politique bilatéral, européen et international, la mise en pratique du traité tardait à se faire de la manière espérée par de Gaulle et Adenauer. N’oublions pas que le personnel politique change à tous les niveaux, et qu’il serait faux de réduire le succès ou l’échec du traité, dans l’immédiat, aux seuls Charles de Gaulle et Konrad Adenauer. C’est dix à douze ans plus tard qu’avec Valérie Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, la coopération franco-allemande sera relancée et renforcée. A partir de ce moment là, le couple franco-allemand œuvrait également comme moteur de l’union européenne.
[25] Le traité est précédé par une déclaration commune de Charles de Gaulle et d’Adenauer. Cette déclaration souligne (1) que « la réconciliation du peuple allemand et du peuple français, mettant fin à une rivalité séculaire, constitue un événement historique qui transforme profondément les relations entre les deux peuples ». Il s’agit d’un constat qu’on peut considérer scellé par ce qui s’est fait depuis 1945. Un deuxième constat concerne la conscience de « solidarité » entre les deux peuples et qui se réfère aux questions de « sécurité », et de « développement économique et culturel ». Le troisième point de la déclaration commune regarde « la jeunesse » qui ait pris « conscience de cette solidarité et se trouve appelée à jouer un rôle déterminant dans la consolidation de l’amitié franco-allemande. » Là aussi, l’amitié est constatée, elle n’est pas à bâtir, elle est là et appelle à la renforcer. L’amitié, ce sera l’affaire de la jeunesse. Le quatrième et dernier point porte « qu’un renforcement de la coopération entre les deux pays constitue une étape indispensable sur la voie de l’Europe unie, qui est le but des deux peuples ».
[26] Cette déclaration souligne le caractère de grande geste politique que revêt le traité. Le traité lui-même règle la manière, et, si l’on veut, le comment quotidien de cette coopération. Là réside son intérêt pour la construction européenne. On n’a pas manqué à constater (A. Wilkens) que le traité semble avoir pris la place d’une initiative prise surtout par Charles de Gaulle et qui échoua, celle d’une plus étroite union politique. De Gaulle avait pensé à réunir sur la base de consultations régulières les Etats-membre de la CEE, pour débattre de toutes les questions importantes, l’économie incluse, et de remplacer l’Europe des institutions à caractère supranationale qui se construisait avec les trois communautés déjà mises en route (la CECA, la CEE et EURATOM). Le traité représente un compromis : les cinq autres membres de ces trois communautés européennes voulaient continuer dans la voie entamée de la supranationalité mais qui, à ce moment précis, ne débordait pas le champ économique. Alors, le traité ne devrait pas contredire ce but politique des Six. Par conséquent, même si la déclaration commune mentionne la coopération économique et culturelle des deux pays, l’économie ne fait pas partie du « programme » que fixe le traité : ce programme envisage la coopération dans les champs des affaires étrangères, de la défense ou des armées, et de l’instruction et de l’éducation. La culture avait fait l’objet d’un « Accord culturel » conclu entre les deux états en 1954, et étant toujours en vigueur en 1963. L’autre champ de construction, les relations avec l’OTAN et les Etats-Unis, fut repris par le préambule cité du « Deutscher Bundestag », préambule qui ne pouvait pas faire le bonheur de Charles de Gaulle.
[27] Selon Andreas Wilkens, le traité reprend apparemment, sans que cela puisse être prouvé jusque dans les derniers détails, l’idée gaulliste d’union politique intergouvernementale, au niveau des deux états de la France et de l’Allemagne, et comprend justement tout ce qui avait fait l’objet du débat plus large parmi les Six, exception faite de l’économie – celle-ci restant réservée à la CECA et la CEE [EURATOM revêt encore d’autres aspects qu’uniquement économiques] – et de la « culture » – celle-ci faisant l’objet de l’accord bilatéral de 1954.
[28] Donc, le véritable intérêt du Traité de l’Elysée réside, en ce qui concerne son rapport à la construction européenne, dans la partie qui suit la déclaration commune, et qui porte le titre de « I. Organisation ». Ce titre premier règle le rythme des consultations intergouvernementales aux trois niveaux des affaires étrangères, des affaires de coopération militaire, et de l’instruction et de l’éducation. La fréquence des consultations au niveau des chefs d’état ou de gouvernement, au niveau interministériel, et au niveau de hauts fonctionnaires varie entre les trois champs de coopération, mais la structure organisationnelle mise en pratique à partir de 1963 avait la vocation de donner l’exemple à l’Europe.
[29] Il serait faux de juger le succès du traité en regardant seulement la qualité des relations entre le président français et le chancelier allemand ; ces relations variaient avec les personnes. Il serait faux de juger le succès du traité seulement à la mesure d’une entente générale par rapport aux grands principes de la politique. Cette entente ne pouvait pas se faire sans problème, et, jusqu’aujourd’hui, ne peut se faire facilement, parce que, comme l’a montré Alan S. Milward, les institutions européennes communes ont aidé à rétablir l’Etat-nation en Europe, après la Deuxième guerre mondiale. Ce qui importe, c’est le principe d’une consultation et d’un débat continuel, au jour le jour, entre deux états. Cela portait des fruits même en ces moments où, au sommet, la musique avait un ton disharmonieux.
[30] Ce qui peut croître dans une telle structure organisationnelle c’est la confiance, l’habitude, une meilleure et même très bonne si non profonde connaissance de l’autre. Il est vrai que l’épaisseur de tout cela varie ; on a pu constater ces dernières années que ces connaissances se revêtaient souvent déficitaires des deux côtés du Rhin, mais la base est là, et porte.
[31] L’introduction du Conseil européen dans le jeu des instruments de l’Europe communautaire au moment où le couple franco-allemand fonctionnait assez bien avec Giscard d’Estaing et Schmidt, semble avoir généralisé la structure organisationnelle qui fut établie par le traité de l’Elysée. Je ne dis pas que cette structure ait été inventée par et pour le Traité de l’Elysée, mais le traité fut l’occasion de la mettre en œuvre dans une densité inconnue jusque-là. Le Conseil européen est un instrument intergouvernemental mais fait partie de ce qu’on peut appeler la constitution européenne.
[32] Cela me conduit au dernier aspect, la question à savoir dans quelle mesure le Traité de l’Elysée peut avoir contribué à modeler les instruments de la coopération et de l’entente politique des Etats-membre de l’Union Européenne d’aujourd’hui ?
[33] Tout d’abord, l’on peut dire que le traité a donné le bon exemple. La conciliation entre l’Allemagne et la Pologne a certainement bénéficiée du bon exemple du Traité de l’Elysée. Deuxièmement, la pratique des consultations bilatérales régulières s’étend à d’autres états. Troisièmement, on peut avoir l’impression que la multiplication des opportunités de communiquer ensemble continuellement et régulièrement est devenu un principe fondamentale au sein de l’Europe. Comparé à la non-communication et les tromperies qui régissaient dans une mesure effrayante les relations interétatiques au premier XXe siècle, c’état, cela, le véritable progrès. J’ai appelé cela, dans mon livre sur l’histoire et l’avenir de l’identité européenne (cf. documentation), la phase réflexive des relations interétatiques en Europe.
[34] Quand on se demande si le Traité de l’Elysée et son rôle qu’il a pu jouer pour la construction européenne signifie un modèle qui pourrait inspirer l’action politique dans d’autres contrées du monde, il faut voir de très près cette histoire d’institutionnaliser et de structurer la communication interétatique. La clef d’une union interétatique se trouve là.
Documentation:
[1] http://basedoc.diplomatie.gouv.fr/Traites/Accords_Traites.php.
[2] Cf. Defrance, Corine; Pfeil, Ulrich (Hg.) (2005): Der Élysée-Vertrag und die deutsch-französischen Beziehungen 1945 – 1963- 2003. München: Oldenbourg. Defrance, Corine (Hg.) (2010): Wege der Verständigung zwischen Deutschen und Franzosen nach 1945. Zivilgesellschaftliche Annäherungen. Tübingen: Narr. Steinkühler, Manfred (2002): Der deutsch-französische Vertrag von 1963. Entstehung, diplomatische Anwendung und politische Bedeutung in den Jahren von 1958 bis 1969. Berlin: Duncker & Humblot.
[3] Pour un court historique de la notion cf. Wrede, Martin (2010): Der Kontinent der Erbfeinde. Deutsche und europäische Feindbilder der Frühen Neuzeit zwischen Säkularisierung und Sakralität. In: Dingel, Irene; Schnettger, Matthias (sous la dir.): Auf dem Weg nach Europa. Deutungen, Visionen, Wirklichkeiten. Göttingen, p. 55-78.
[4] Cet aspect est amplement traité par : Corine Defrance et al, Wege der Verständigung (comme note 2).
Livres mentionnés:
Wilkens, Andreas (1997): Die Bundesrepublik Deutschland und Frankreich. München.
Schmale, Wolfgang: Geschichte und Zukunft der Europäischen Identität. Stuttgart: Kohlhammer 2008; Bonn: Bundeszentrale für Politische Bildung 2010.
Ce texte correspond à la communication que j’ai tenue à la conférence de Dakar, en mars 2013, au Goethe Institut de Dakar (dir. Michael Jeißmann).
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Empfohlene Zitierweise (die Absätze sind in eckigen Klammern für Zitationszwecke nummeriert):
Wolfgang Schmale: Le Traité de l’Elysée et la construction européenne. In: Wolfgang Schmale: Blog „Mein Europa“, http://wolfgangschmale.eu/deutschland-frankreich-europa-allemagne-france-europe/, Eintrag 02.05.2015 [Absatz Nr.].